14.

À six heures du matin, le samedi 5 décembre, une morne rame de métro de la ligne de Lexington Avenue, couverte de graffitis, s’ébranla mollement dans un bruit de ferraille en direction de la station Pelham Bay.

Le colonel David Hudson était discrètement pelotonné sur une inconfortable banquette en plastique. Il était vêtu d’une façon qui n’attirait en aucune manière l’attention. Des vêtements quelconques, dans des tons gris terne et brun terreux, une tenue parfaite pour passer inaperçu. Cependant, il réalisa que ce camouflage n’était pas aussi efficace qu’il l’aurait souhaité parce que les gens le regardaient tout de même. Leurs yeux curieux finissaient invariablement par remarquer la manche vide de sa veste.

Tandis que le train s’élançait vers le nord, il se sentit parcouru par une série de décharges chaudes et froides. Son esprit oscillait entre le présent et le passé ; il tâchait de se remémorer avec exactitude les longues heures qu’il avait passées au poste d’écoute de sa base d’artillerie au Vietnam…

Chacun de ses sens était à son degré d’acuité maximale, à cette époque. Tête penchée sur le côté : écouter, observer, ne faire confiance à personne… Or, il avait précisément besoin de ce genre de clairvoyance dans l’immédiat, de cette même faculté à compter uniquement sur lui-même.

Hudson était monté dans la rame à la 14e Rue et, tandis que celle-ci dépassait la 33e, la 42e, puis la 59e Rue, il revécut les premiers cours suivant sa capture au Vietnam.

Il se rappelait distinctement la prison de La Hoc Noh, à présent…

Prison de La Hoc Noh,

juillet 1971

Le système nerveux du capitaine David Hudson était à vif. Son corps meurtri ressentait la moindre secousse, le moindre relief, même les plus petits cailloux sur le sol. Quatre gardiens de prison l’emmenaient, le portant autant qu’ils le traînaient, vers le baraquement central du camp de prisonniers de La Hoc Noh.

Ébloui par la lumière blanche et aveuglante du soleil d’Asie, il considéra en plissant les yeux le minable gourbi aux murs de bambou affaissés et son drapeau nord-vietnamien en loques. Le poste de commandement.

Tout ceci était une farce si incroyable. La vie tout entière était devenue une farce tellement cruelle.

Autrefois musclé, toujours bien mis, d’un comportement irréprochable et se tenant toujours parfaitement droit, l’officier de l’armée américaine faisait maintenant peine à voir, avec sa peau uniformément ridée, son teint cireux, presque jaune, ses cheveux qui donnaient l’impression d’avoir été arrachés par grosses touffes malades.

Il était en train de mourir et il acceptait cette réalité. Il pesait moins de cinquante-cinq kilos ; cela faisait des mois qu’il souffrait continuellement de diarrhée. Il avait dépassé le stade de l’épuisement ; il vivait dans un monde changeant et hallucinatoire dans lequel il doutait de ses propres sensations et perceptions ordinaires.

La seule chose qui restait désormais au capitaine Hudson était sa dignité. Et il refusait d’y renoncer.

Il mourrait avec au moins une part essentielle de lui-même intacte ; cette part secrète et intime que personne ne pourrait lui soustraire, même par la torture.

L’officier supérieur – celui qu’ils avaient surnommé le Lézard – l’attendait en silence, accroupi derrière une table basse et bancale, à l’intérieur de ce qui tenait lieu de poste de commandement.

Installé sous un ventilateur en bambou tournoyant qui ne brassait guère l’air frisant les quarante-cinq degrés, le chef nord-vietnamien paraissait poser pour une photo.

Des odeurs de cuisine locale – piment vert, ail, litchis et crevettes d’eau douce – donnèrent soudain des haut-le-cœur à David Hudson. Il porta vivement la main à la bouche. Il se sentit défaillir.

Il se reprit par un effort de volonté intense, puisant dans ses maigres ressources et dans la vitalité qui subsistait en lui.

Un gardien lui assena un violent coup de poing à la mâchoire. Du sang chaud lui emplit la bouche, au goût métallique, qui accentua sa nausée.

Honneur et dignité. Quoi qu’il arrive.

— Toi cap’taine, ah Hud-sun ! hurla subitement l’officier supérieur vietnamien d’une voix stridente.

Il baissa les yeux sur le bloc-notes chiffonné qu’il emportait partout avec lui. Il tapait des doigts sur la page pour souligner certaines de ses paroles :

— Ho, ho. Vin-si ans. Vietnam, Laos depuis dix-neuf soixan’-neuf. Toi espion six ans. Ho, ho. Toi,’ssassin.’ssassin ! Condamné à mourir, cap’taine.

Les gardiens du camp de prisonniers laissèrent tomber l’officier américain sur le sol de terre battue, jonché de têtes de poisson béantes et de riz.

La tête de Hudson lui tournait ; des points de lumière éclatante explosaient derrière ses yeux. Mon spectacle pyrotechnique privé, mon propre palais de douleur, pensa-t-il.

Sur la table branlante qui le séparait de l’officier nord-vietnamien était placé un plateau de jeu en teck.

Le capitaine Hudson promena distraitement son regard sur le dessus du plateau. Un jeu ? Comment se faisait-il qu’ils aimaient tous tant jouer ?

Le Lézard poussa un grognement. Un sourire affreux éclaira instantanément le bas de son visage. Sa mâchoire remua lentement, comme si elle s’était détachée de son crâne.

— Toi jouer jeu ? Toi jouer jeu moi, Hud-sun ?

Les yeux de l’Américain étaient rivés sur la table basse, essayant de voir distinctement.

Jouer à un jeu avec le Lézard ?

Le plateau semblait être en teck véritable. C’était un bois précieux, exotique et beau, incongru dans ce trou à rats humide.

Le plus frappant, c’étaient les dizaines de petits galets polis noirs et blancs, exquises pièces de jeu rondes et convexes de chaque côté.

L’espace d’un instant presque lucide, David Hudson se souvint d’une collection de billes. Réminiscence magique et jusque-là enfouie, remontant à son enfance dans le Kansas. La ferme du père. Lui, collectionnant les calots et les œils-de-chat. Avait-il réellement été un petit garçon dans cette vie-là ? Il avait bien du mal à se le rappeler. Mourir avec dignité ! Dignité !

— Jouer jeu contre ta vie ? Ho ? proposa le Lézard.

Le plateau de jeu se divisait en lignes horizontales et verticales, qui créaient des centaines d’intersections. Il y avait cent quatre-vingts petites pierres blanches et cent quatre-vingt-une noires.

Le Lézard avait la main posée sur un énorme revolver militaire Moison-Nazant placé à côté du tas de cailloux noirs. L’un de ses longs doigts jaunis tambourinait sans relâche sur la table.

— Toi jouer. Jouer jeu moi ! Perdant mourir !

Le capitaine Hudson continuait de fixer intensément la magnifique surface réfléchissante du plateau en teck. Reprends-toi, se conjura-t-il silencieusement. Concentre-toi. Meurs avec dignité.

Il ne saisissait que vaguement ce qui se passait autour de lui. Que lui voulait cet homme, à présent ? Hudson savait qu’il se moquait de lui. Qu’il s’agissait pour le Lézard d’une autre façon de le torturer.

Il avait l’impression que les galets noirs et blancs se déplaçaient tous seuls. Avec son champ visuel rétréci et sa vue floue, il les voyait tourbillonner et ramper, tels des insectes.

Finalement, le prisonnier américain répondit. Lorsqu’il retrouva sa voix, celle-ci était étonnamment puissante, irritée, presque provocante :

— Je n’ai jamais perdu une partie de Go, lança-t-il. À toi de jouer enfoiré !

Dignité !

Vendredi Noir
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